L’agriculture urbaine, une mode ? À Bayonne, l’association Graines de Liberté oeuvre depuis 2012 au développement de jardins partagés agroécologiques. À l'issue du confinement, elle a constitué avec d'autres le collectif Autonomie Alimentaire Pays Basque. L’occasion de se frayer un passage entre les courges et les aromates pour mieux comprendre les enjeux de cette agriculture, après notre visite, début juillet, de la « plus grande ferme urbaine d’Europe » à Paris.
À Bayonne, tout le monde connaît les résidences Breuer. Ou l’ancienne « ZUP » du nord de la ville, que l’on n’appelle plus « ZUP » si l’on veut faire plaisir à la mairie qui a cassé la tirelire pour la rénover de fond en comble en 2013. Symboles de modernité lorsqu’ils sortirent de terre dans les années 1960, les bâtiments sont intimidants - 900 m sur 200 m ! - lorsque nous les longeons pour rejoindre le jardin de l’école élémentaire Brana, située à quelques mètres.
C’est ici que nous attend Lili, animatrice en agroécologie, et l'une des trois salariés de l’association Graines de Liberté. Dans une heure, six enfants nous succéderont - pour des « vacances apprenantes » de luxe : école le matin, ateliers l’après-midi dans le jardin. Lili, pas encore accaparée, nous fait visiter les lieux.
Pimprenelle et les petits
« Depuis cinq ans ici, c’est un jardin expérimental », commence l’animatrice avec entrain, alors que nous tentons de jauger d’un coup d’oeil l’ampleur du jardin, et apercevons des plantations foisonnantes qui ne semblent, en rien, expérimentales.
La crise du Covid-19 étant passée par là, l’installation du potager n’a pu être faite, comme les autres années, par les enfants, et Lili et Laurent, le co-fondateur de Graines de Liberté, ont assuré l’intérim, venant chaque jour semer, repiquer pour que les enfants puissent en profiter à leur retour.
En cette mi-juillet, le résultat est impressionnant. Mis à part les choux qui, au premier plan, replantés la veille par les enfants, « font un peu la gueule », s’étalent, de part et d’autre du terrain : la milpa, une association amérindienne courge-haricot-maïs, emblématique de la permaculture car combinant trois plantes compagnes (« le maïs fait tuteur, le haricot monte autour, la courge garde la fraîcheur au sol »), une « marelle comestible » où ont été installées en mars les lasagnes, qui ont permis de récolter 19 kilos de pommes de terre donnés aux enfants, une grande « spirale d’aromates » ouverte à la cueillette pour les voisins de l'école (sauge de Californie, pimprenelle, serpolet, coriandre vietnamienne, etc.) et au milieu de laquelle s’élèvent aussi des plants de concombres et de cornichons, des plants d’artichauts qui ont fleuri (« On a oublié de les ramasser, mais comme ça les enfants se rendent compte que ça devient une jolie fleur »), non loin d’arbres fruitiers, de plants de fraisiers et de framboisiers, d’une belle rangée de patates douces, de radis, de topinambours, de toutes sortes de menthes, « pour la tisane, la cuisine, le paillage, et celles-là sont en fleurs pour les pollinisateurs », et - peut-être à nos yeux, le clou du spectacle - de petits mais vaillants plants de pois chiche. Chaque plantation est identifiée par un panneau gravé, si l’on en croit la calligraphie, par les élèves.
Enfin, est installée une serre tunnel - parrainée par le botaniste Francis Hallé, peut-on lire sur le site - qui permet de réaliser les semis plus tôt dans l’année. « Ici, au printemps, c’est une pépinière, explique Lili sous la chaleur étouffante. Tout ce qui est à l’extérieur vient d’ici, on n’a pas acheté un seul plant. On récolte les graines d’une année, on en troque d’autres, et on complète avec Kokopelli (une association qui vend des semences libres de droit et reproductibles ) : on aimerait bien, maintenant, lancer la grainothèque de Graines de Liberté. »
Si le jardin est « expérimental », ce n’est donc pas par fausse modestie. Pour s'adapter aux contraintes du terrain, plusieurs techniques ont été utilisées depuis 2014 (culture en buttes, marelle) et le projet évolue d’une année sur l’autre en même temps que sa vocation pédagogique, développée avec l’équipe enseignante de l’école, « à fond ».
« On leur fait garder les pépins. Sinon, pour eux, les fruits, ça pousse à Lidl »
Semis, plantation, exploration du jardin avec des loupes pour « expliquer l’importance des animaux au jardin », construction de barrières végétales avec les déchets verts, toutes les étapes permettent de sensibiliser les enfants à l’alimentation saine, à la préservation de la biodiversité, en leur permettant d’éprouver des gestes et compétences rarement connus en ville : « Ils adorent trimballer la brouette, ils ont l’impression d’être à la campagne… Et puis on les fait goûter, aussi, parce qu’jls ne connaissent pas tous les fruits. Ils gardent les pépins, les font sécher et on va faire une petite pépinière, pour qu'ils comprennent tout le cycle. Sinon pour eux, ça pousse à Lidl ! »
Une année faste et un déclic
Au cours de l’année, le jardin accueille les élèves de l’école deux fois par semaine, propose des animations avec les enfants de l’école maternelle et de la crèche, reçoit aussi la visite des pensionnaires d’une maison de retraite voisine.
Mais cette année, au rôle pédagogique s’est ajoutée une nouvelle dimension : « Le Covid, on sait pas jusqu’où ça va aller, alors on s’est dit qu’on allait faire plus, explique Lili : aller jusqu’au bout du cycle, faire nos semences (laisser monter en graines certains plants pour récupérer les graines pour l’année suivante), et voir combien on est capables de produire. Les concombres, on en a déjà récolté 80. Et si on doublait les plants ? Depuis le début de confinement, on est trois familles à venir se servir ici, et à ne pas avoir acheté un seul concombre, une seule salade. »
Comme pour toutes celles et ceux qui, cette année, se sont découvert une passion soudaine pour le jardinage ou ont improvisé un micro-potager sur leur balcon, le confinement a donc, ici aussi, fait office de stage de perfectionnement. L’an prochain, un potager installé avec la même application pourrait « nourrir quelques familles qui sont en difficulté », espère Lili.
C’est ainsi qu’au fil des semaines le sujet de l’autonomie alimentaire, que ne revendique pourtant pas Graines de Liberté, s’est frayé une place. Tant d’espaces verts en ville, et rien n’y pousse ! « Alors que l’entretien coûte 40 euros par mètre carré : juste pour tondre, ça fait un peu cher... ».
Le collectif Autonomie Alimentaire réclame un Droit de jardiner pour tous sur les espaces verts communaux
Pour « cultiver dans les interstices », et « permettre à l’ensemble des citoyens de pouvoir faire leur potager sur les espaces verts communaux, en pelouse ou en friche », Graines de Liberté a lancé mi-juin, avec huit autres associations de la côte basque, toutes réunies dans le collectif « Autonomie Alimentaire Pays Basque », une pétition. Le document, adressé aux maires de plusieurs communes du Labourd, vise à réclamer un « Droit de jardiner pour tous » qui s’appliquerait « sans demande financière aux collectivités ». Les associations font valoir qu’elles ont, avec la population, « les compétences et les matières premières » pour redonner vie à ces espaces inutilisés, citent l’éloignement de la nature et la crise de la biodiversité, nocifs pour « notre santé et notre bien-être », mais aussi des exemples de « résilience alimentaire par l’agriculture urbaine en Russie, à Cuba, en Espagne. »
Jusqu'à la dernière courge
En parallèle de la pétition, le collectif a investi un champ en friche, dans un quartier adossé entre ville et campagne, pour une action collective et symbolique qui a réuni, fin juin, quelques 70 personnes : une opération de plantation de courges. Nous retrouvons sur place Laurent Vernays, le co-fondateur de l’association Graines de Liberté, accompagné d’Aboubakar, arrivé de Guinée il y a un an, et qui entamera une formation de paysan-maraîcher en septembre prochain à Hasparren, à 20 km au sud de Bayonne.
Nous discutons en lisière du terrain, qui s’étend sur 5000 m2. À quelques mètres se dressent les jeunes plants de courges. « Le terrain appartient à la communauté d’agglomération, explique Laurent. On a une convention pour faire une ferme urbaine, mais le cap n’est pas lancé… Alors on a voulu faire une action en attendant. Et on partagera les courges à l’automne avec les gens des quartiers prioritaires. »
Sous son chapeau conique vietnamien, Laurent dénonce une vision trop réductrice de l’agriculture urbaine, qui ne compte que les entreprises marchandes. « Tout ce qui est autoproduction citoyenne en fait partie ! Tout ce qui est projet agricole dans les villes, que ce soit sur un toit, sur un rond-point, ici sur une friche, doit être encouragé, et comptabilisé. Sur cette friche, on fera de la pédagogie, et de la petite production, mais ensuite il faut étudier comment tous les derniers espaces de Bayonne peuvent être gardés comme potentiels de développement de l'agriculture urbaine. »
« Chaque ville doit penser son autonomie alimentaire »
Le cofondateur de Graines de Liberté estime qu’il y aurait à Bayonne, ville de 50 000 habitants, encore « 70 hectares de terres agricoles », l’un des enjeux étant de les préserver. Mais ailleurs, « chaque ville, chaque village doit penser son autonomie alimentaire en installant des agriculteurs : cela pourrait même être financé par l’État. Pour moi, l’agriculture, c’est un commun ! On dit souvent qu’on fait, chez Graines de Liberté, de la pédagogie, mais la pédagogie c’est de l’agriculture aujourd’hui : le jardin de l’école, le jardin de la prison, le jardin du quartier, le jardin de l’hôpital psychiatrique (ici, une liste des jardins partagés créés auprès de différents publics par l'association), tout ça contribue à un stock stratégique d’autoalimentation. »
« Quand j’ai créé Graines de Liberté, poursuit Laurent, c’était un moment de ma vie où je cherchais à savoir où on pouvait cultiver. J’allais à la Croix-rouge chercher à manger, je revenais de voyage, je n’avais plus d’argent. Et il y avait 5 ans d’attente pour avoir un jardin privé ! Je me suis dit : mes grands-parents étaient paysans, je vais me faire à manger. Et je l’ai fait. J’ai commencé à semer dans les ronds-points, dans les centre de loisir où j’ai travaillé, dans la ville. »
Planter parce qu’on s’est planté
Aujourd’hui, Laurent défend à la fois le développement d’une autonomie alimentaire et le changement du rapport à la terre. L’autonomie, parce qu’elle n’existe pas au Pays Basque, où « environ 90% des terres » sont réservés à la viande, au fromage, pour l’export, et où le peu de maraîchage concerne souvent les piments, également pour l’export : « Pour les légumes, on est nourris par l’Espagne, et le bio landais (…). On doit penser aux stocks alimentaires stratégiques qui ont été abandonnés. On a vu à quel point, à flux tendus, pendant le Covid notre situation est précaire : il suffit que les chauffeurs routiers se mettent en grève et c'est terminé, on n’a plus rien à bouffer. »
« Le système dans lequel on est te pousse à être tout seul dans ton tracteur comme un dingue »
Le « changement philosophique par rapport à la Terre » - vaste programme, certes - est son autre cheval de bataille. Adepte de méditation, il le développe notamment à travers des ateliers de pleine présence dans le jardin. « Quand on arrose, on n’arrose pas simplement parce qu'il faut que ça pousse. On est en relation avec l’eau, l’eau c’est le nuage, ça nous traverse aussi, c’est là quand on pleure : les enfants comprennent très bien ça. » Une intuition qu’ensuite, à l’âge adulte, on désapprend, sans doute rattrapé aussi par « un imaginaire de la souffrance de la terre », et « cette habitude de notre société d’être acharné à ce qu’on fait », suggère Laurent.
« Bien sûr, travailler avec souplesse, dans la vie, c’est compliqué. Pour un paysan, c’est compliqué, parce que le système dans lequel on est te pousse à être tout seul dans ton tracteur comme un dingue. Mais ça ne peut pas marcher comme ça. Il faut sortir de ce système qui met les gens en concurrence, les bio et les autres, ceux qui sont aidés par la PAC et les autres. Ca ne fonctionne pas. »
« Mon travail n'est pas de "sauver la planète" et de donner à manger à tout le monde. L’agriculture urbaine, c’est aussi retrouver du poétique dans la vie »
Et d’ajouter : « La permaculture ne résoudra pas le problème de la faim dans le monde, l’agriculture industrielle non plus : aucun système n’est résilient tant que ce système marchand exploite tout, les hommes, la terre, et que la moitié produite est gaspillée. Alors mon travail n'est pas de "sauver la planète" et de donner à manger à tout le monde. L’agriculture urbaine, c’est aussi retrouver du poétique dans la vie, dans nos relations. Et sortir les gens de l'isolement. Aujourd’hui, encore plus avec tous ces nouveaux statuts d’autoentrepreneurs, les gens sont isolés. Les ateliers, c'est du collectif. C'est pas quantifiable, mais c'est bon pour la société. Ici, on a semé des courges, mais on a semé de la joie. »
En attendant une « politique qui permettra de changer de système de production, de relation à la terre, au vivant », une politique « qui reconnaîtra qu’on s’est gouré », Graines de Liberté continuera donc à cultiver ses jardins. « Ce sont les villes qui sont lentes, les gens sont connectés aux jardins depuis des années », nous disait quelques instants plus tôt Lili, dans le jardin de l’école Brana, tout en admettant l’effet du confinement : elle n’a jamais eu autant de propositions que cette année pour « venir aider » sur ses différents projets, et a croulé sous les demandes pour un atelier de permaculture qu’elle doit donner la semaine suivante. « Les gens ont envie de savoir le BA-BA », glisse-t-elle. Car rien n'est évident. À l’image de ce panneau de bois aperçu plus tôt dans le jardin de l'école et qui rappelle : « La terre est tout ce que nous avons, prenons soin d'elle. »
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Image à la Une : Sur le terrain en friche dans le quartier Habas la Plaine à Bayonne, le 17 juillet ©A.Laurent
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July 26, 2020 at 04:00PM
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