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Au Québec, l'agriculture urbaine est dopée par la pandémie - Reporterre

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  • Province de Québec (Canada), reportage

Vu d’en bas, l’ancien entrepôt d’une entreprise qui a fait faillite ne dépareille pas dans cette grise zone industrielle de l’ouest de l’île de Montréal. Quelques étages plus haut, sur le toit, une atmosphère tropicale nous fait totalement oublier le bitume. On contemple une jungle plus grande que deux terrains de foot. Un bourdon nous grille la priorité pour aller se promener dans les rangées d’aubergines, sous l’œil des cueilleuses. « C’est assez mûr là, right ? », s’interroge l’une d’elles, perchée sur une récolteuse mécanique, une tomate à la main, un sécateur dans l’autre.

La nouvelle ferme Lufa, à Montréal.

« C’est quand même impressionnant ! », s’exclame Jean-Michel Vanier, directeur des finances aux fermes Lufa, visiblement pas peu fier de sa nouvelle serre, tout juste inaugurée. Dans cet espace, onze tonnes de légumes sont produites chaque semaine, garanties sans pesticides de synthèse. Cette nouvelle annexe était dans les cartons bien avant la pandémie, mais elle tombe à pic. Ses commandes de légumes ont doublé depuis que le Covid-19 a commencé à sévir. L’entreprise, bien connue ici, a pu compter sur une base fidèle de consommateurs. Elle peut aussi remercier le gouvernement québécois, lequel a exhorté ses citoyens à acheter local pour soutenir une économie en perdition pendant le confinement. Résultat, les jardiniers urbains ont gagné 30.000 « Lufavores » - le nom qu’ils donnent aux abonnés de leurs paniers de fruits et légumes - en trois mois.

« La demande est là, les gens veulent des produits d’ici »

Pour assurer la production maraîchère dans ce nouvel écrin, l’entreprise a recruté 200 personnes et compte désormais quelque 500 salariés. Leur nombre pourrait encore grimper selon la demande, affirme Jean-Michel Vanier, optimiste. Car depuis ses débuts, le développement de la compagnie est rapide. En 2009, l’équipe comptait quatre téméraires : le fondateur Mohamed Hage, originaire du Liban, une experte en sciences végétales, un autre en marketing et un dernier dans l’ingénierie. Deux ans plus tard, ils ont ouvert la première ferme commerciale sur toit de la planète. En 2018, le Premier ministre Justin Trudeau est venu en personne à l’inauguration de leur troisième serre.

Mais si la demande baisse après la crise, l’immense serre sera-t-elle démesurée par rapport aux besoins de la population ? Le nouveau géant a-t-il eu les yeux plus gros que le ventre ? Jean-Michel Vanier écarte cette possibilité : « La demande est là, les gens veulent des produits d’ici : il faut donc produire en conséquence. Ça exige un volume important, c’est sûr, mais c’est de l’agriculture locale. Avec cette nouvelle serre, on double notre capacité de production mais on n’est pas obsédés par le volume. » Le directeur des finances jongle entre la calculette et les idéaux : il évoque l’importance des économies d’échelle pour faire des légumes toujours moins chers et apporter plus de « souveraineté alimentaire » au Québec, un thème récurrent depuis le début de la pandémie. Avec cette quatrième serre sur toit, l’entreprise estime être en mesure de nourrir 2 % des Montréalais, qui sont plus de quatre millions, agglomération comprise.

Jean-Michel Vanier, directeur des finances aux fermes Lufa

L’entreprise se défend toutefois d’être un géant qui phagocyte les plus petits. Dans les paniers que les « Lufavores » remplissent à leur guise, 20 % des produits vendus sont directement cultivés dans les fermes Lufa, et le reste provient d’autres producteurs de la province. « On n’est pas la grosse ferme qui veut manger les petits producteurs. On est une plateforme pour eux, car ils n’en ont pas forcément les moyens », affirme Jean-Michel Vanier.

Montréal compte trente-cinq fermes urbaines - contre une centaine sur l’ensemble du territoire français -, et une dizaine d’entreprises urbaines agricoles s’enregistrent chaque année dans la province, selon le recensement du Carrefour de recherche, d’expertise et de transfert en agriculture urbaine. La cadence s’est accélérée à la fin des années 2000.

« Un toit vert diminue les îlots de chaleur »

Marie-Hélène Dubé, coordonnatrice des Urbainculteurs, un organisme de développement de l’agriculture urbaine, voit les projets de ce type se multiplier mais, surtout, elle voit leur nature changer : « Plus les années passent, plus les citoyens s’y mettent. Au départ, on sentait qu’il y avait beaucoup de restaurants, d’hôtels qui demandaient l’installation d’un potager urbain, mais c’était plus pour le geste qu’autre chose, pour attirer les médias. Maintenant, on voit beaucoup plus de projets de jardins urbains dans des écoles, dans des résidences pour personnes âgées. C’est utile. L’idée est vraiment de nourrir la communauté. »

Le Laboratoire d’agriculture urbaine, un organisme à but non lucratif, se penche aussi sur ce phénomène. Son directeur scientifique, Éric Duchemin assiste et participe à la croissance des fermes en ville dans la province. Avec son équipe, il expérimente des projets, comme un vignoble sur toit - qui tient le coup depuis plusieurs années malgré l’hiver glacial -, et peut-être même bientôt des abricotiers, glisse-t-il à Reporterre. En contemplant le boom des fermes en ville, le chercheur distingue deux branches : les fermes urbaines à vocation sociale et les autres, à visée commerciale. Avec, pour l’instant, un avantage pour les premières. Son équipe a recensé pas moins de dix hectares de potagers urbains à Montréal contre cinq consacrés à une agriculture urbaine commerciale.

Barquettes de tomates récoltées aux fermes Lufa

La nouvelle serre géante des fermes Lufa l’épate, mais nourrit aussi des interrogations. Se pose la question des limites d’une culture commerciale, en ville, pour qu’elle reste maîtrisée : « Jusqu’où peut-on aller ? Je pense que la limite est à deux hectares, maximum. Les toits ne sont pas infinis et l’agriculture sur les toits n’est pas aussi mécanisée que sur le sol : ça prend énormément de personnel ».

Mais si les ressources sont là, et que les fermes urbaines géantes ne tombent pas dans certaines dérives d’une agriculture de volume, alors les effets positifs de ces nouvelles géantes sont exponentiels, selon lui : « Un toit vert diminue les îlots de chaleur, renforce la biodiversité, lutte contre les déserts alimentaires. On peut penser que plus ces fermes urbaines sont grandes, plus les retombées positives le sont aussi ». Marie-Hélène Dubé ne voit pas non plus ces fermes urbaines géantes comme une concurrence pour les plus petites, à vocation plus sociale : « Nous, on se tient loin de la technologie. Mais même si on n’a pas la même logique, il y a de la place pour les deux en ville ».

Si ces fermes en ville ont bien un problème à régler dans les années qui viennent, notamment les grandes, c’est celui de l’efficacité énergétique, un enjeu important à Montréal. Le climat du Québec est rude. À - 30 °C certains jours d’hiver, le coût énergétique du chauffage d’une serre n’est pas négligeable. « La vraie mission, c’est ça, nourrir le plus grand nombre, fournir des aliments en grande quantité en effaçant les effets néfastes de l’agriculture en matière de gestion de l’énergie, notamment de l’eau », avance Éric Duchemin.

Aux fermes Lufa, on dit récupérer beaucoup de chaleur de l’immeuble sur lequel est implanté le nouveau jardin, et qui abrite aussi le QG de l’entreprise. Mais quand il fait trop froid, il faut bien faire monter le thermomètre... « On chauffe deux fois moins que les serres en terre, en récupérant la chaleur du bâtiment », rétorque cependant Jean-Michel Vanier.

La nouvelle ferme Lufa, à Montréal.

Leur coût énergétique ne doit pas freiner le développement des fermes sur les toits, clame Éric Duchemin : « Est-ce qu’on préfère un système globalisé ou local ? Il faut accepter le coût énergétique des serres si les légumes sont produits ici. [...] En France, vous mangez beaucoup de tomates cultivées en serre qui viennent d’Espagne, ou des Pays-Bas. Là, ça vient d’ici. La serre locale a un vrai rôle à jouer pour nourrir les habitants des villes. »

En échangeant, les entreprises montréalaises parviennent à lier leurs activités et à récupérer des éléments vitaux pour elles, comme le compost. Au sein de la coopérative Centrale agricole, une bulle d’innovations, Éric Duchemin côtoie des producteurs urbains d’insectes comestibles, ou encore de champignons : « Une entreprise d’ici fait des jus de fruits. La pulpe qu’elle n’utilise pas, elle la donne aux insectes, qui, avec leurs excréments, font du compost. C’est la recherche et l’échange qui permet ça. Pour ça, il faut que les chercheurs soient bien financés et que les pouvoirs publics s’intéressent à l’agriculture urbaine. C’est le cas. » Le Creteau qu’il dirige, a été lancé à l’initiative du gouvernement de la province, la ville de Montréal et une université montréalaise.

Québec ne néglige donc pas la recherche dans le domaine de l’agriculture urbaine, mais le ministère de l’agriculture reconnaît que pour l’instant, les dépenses directement liées à ce secteur ne représentent qu’une petite part de l’enveloppe ministérielle en matière d’investissement direct (l’équivalent de 1,3 M d’euros pour sa stratégie de soutien au secteur sur trois ans). Est-ce que les pouvoirs publics injecteront davantage dans les prochaines années, pour encourager son dynamisme ? Une nouvelle stratégie de soutien est en cours d’élaboration, affirme le Ministère.

Pour l’heure, les Fermes Lufa possèdent les plus grandes surfaces de serres urbaines sur toit du Québec, mais pour combien de temps encore ? Un projet deux fois plus grand que celui de l’entreprise montréalaise pourrait être inauguré, dès cette année, deux heures et demie plus au nord. Selon nos informations, la pandémie a repoussé l’aboutissement du projet. Pour les fermes Lufa, le Covid-19 accéléré les choses. Qui d’autre saisira l’occasion ? Le Creteau estime que les entreprises agricoles urbaines pourraient créer entre 4.000 et 15.000 emplois d’ici 2025.

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August 29, 2020 at 02:49PM
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